Nouvelle exposition de l’Espace d'art Chaillioux (Fresnes 94) : Leçons de choses

L’Espace d’art Chaillioux à Fresnes (94) vous propose une nouvelle exposition baptisée “Lecons de choses”. Inaugurée le 11 septembre dernier, elle est ouverte au public jusqu’au 30 octobre 2021.

La leçon de choses est un principe éducatif, théorisé à la fin du XIXe siècle, consistant à partir d’un ou de plusieurs objets concrets pour matérialiser et faire acquérir à l’élève une idée abstraite. Les sept plasticien(ne)s sélectionné(e)s pour la présente exposition explorent, chacun(e) à sa manière, ce que les choses peuvent nous enseigner, au-delà de leur aspect banalement utilitaire. Sans épuiser un sujet intarissable, les démarches des exposants retenus sont originales, diversifiées et complémentaires : confrontation des choses et de leurs images, chez Danièle Gibrat ; remise en cause de leur hiérarchie, chez Benjamin Sabatier ; matérialisation de leurs fantômes chez Emmanuel Rivière ; tentative de cartographie de leur désordre chaotique chez Jeanne Rimbert ; métamorphoses de leur écorce chez Manon Gignoux ; leur impermanence et leur charge de féminité chez Pascale Védère d’Auria ; questionnements sémantiques sur leur essence chez Laurence Papouin.

Comme il est de coutume dans les expositions organisées au sein de l’Espace d’art Chaillioux, un large spectre de techniques est représenté : peinture, dessin, photographie, assemblage, céramique, moulage, tissage, installation… L’objectif sera pleinement atteint si le visiteur pouvait apporter sa propre réponse à ces vers de Lamartine : “Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?”

Comment ne pas penser aussi aux deux héros des Choses de Georges Perec pour qui un trop grand attachement aux choses leur fait rater la vraie vie.

Le travail de Danièle Gibrat confronte des images à leur réalité. C’est, selon les propres mots de l’artiste, l’épreuve du réel. Faire des choses en vrai et les faire coexister avec leur double reproduit techniquement. On serait, chez cette artiste, assez proche de l’art conceptuel d’un Joseph Kosuth et de ses One and Three Chairs. Mais sa démarche ne se réduit en rien au modèle de l’art comme idée en tant qu’idée. Il y a, tout d’abord, chez Danièle Gibrat, même si cela peut sembler paradoxal, une forme d’illusionnisme, non pas au sens de la peinture classique, mais en ce qu’elle cultive et exacerbe l’ambiguïté latente de toute réalité. Elle exploite notamment la subjectivité du regard et du point de vue de l’observateur qui voit apparaître une image, mais doute de ses propres sens et est amené à s’interroger sur sa matérialité… à dénouer, à distinguer ce qui relève de l’évidence de ce qui est procédé. Danièle Gibrat résume fort bien sa démarche : « Ma version de la vérité, c’est le réel plus la subjectivité, le lieu commun et la part imaginaire qui s’y introduit forcément. » Par conséquent, loin du froid ascétisme des œuvres purement conceptuelles, l’artiste cultive une part de mystère et de secret. Elle nous incite à deviner ce qui peut advenir au-delà de la présence matérielle des choses, au-delà même de leur éventuelle aura…

Les travaux de Manon Gignoux convoquent de nombreuses techniques : photographie, dessin, sculpture, performance, installation, céramique, écriture, vidéo… Tous ont cependant comme point commun le vêtement, l’écorce des choses, et les objets mis au rebut. De sa démarche, elle écrit : « J’envisage le vêtement en tant que volume, sculpture à extraire, ombre à révéler. J’explore son rapport au corps, son devenir hors le corps, les traces de l’usage et les présences contenues. Le vêtement joue comme un substitut du corps. Le paradoxe du tissu, à la fois proche de notre intériorité et lié à l’apparence, ouvre mon exploration sur l’absence, l’invisible. […] Le vêtement est pour moi le prolongement inanimé de ce que fut un corps vivant, un support de vécu, la métaphore d’une vie nouvelle. Je travaille le temps comme un matériau en devenir : en défaisant l’habit, je le transforme et le fais évoluer. Ma recherche s’élabore à partir de survivances et de déplacements. J’aborde le dessin comme une esquisse de l’absence. L’image prend corps au fur et à mesure que j’en altère la surface. Au gré de cette destruction, une métamorphose se dévoile. Le travail des images et de la matière est le lieu d’une gestuelle dansée qui allège les traces et risque d’abîmer la mémoire. »

Pour Laurence Papouin, le matériau de ses œuvres en volume est de la peinture acrylique, patiemment déposée en couches successives jusqu’à former une sorte de peau malléable qu’elle forme ou déforme à loisir. Son propos relève d’une démarche distanciée – au sens brechtien de ce terme – de l’acte de peindre. L’artiste rejette tout sentimentalisme, toute prétention à une quelconque universalité. Son discours est simple et se réduit à une assertion primaire : « ceci est de la peinture. » À comprendre dans les deux sens de ce prédicat : il s’agit de matière peinture solidifiée, mais aussi d’une peinture dans le sens où on l’entend quand on parle, par exemple, de peinture de chevalet… ou de peinture en bâtiment… La peinture de Laurence Papouin investit donc un triple registre : elle est à la fois subjectile, matière qui le recouvre et produit fini. Plus tout à fait peintures et pas encore sculptures, ses productions s’installent donc dans un entre-deux conceptuel qui subvertit et prend à contre-pied tous les discours académiques ou théoriques sur la peinture, son rôle et son devenir. Elle ne cesse d’affirmer que la peinture acrylique qui constitue ses peaux n’est qu’une matière plastique comme une autre, stockée dans un pot avant de devenir peau.

The Lost City of J de Jeanne Rimbert est, selon les mots de l’artiste, la cartographie d’un monde imaginaire devenu espace d’installation. Elle y empile des choses disparates dans des équilibres instables, échos de la précarité et de la fragilité de nos existences. Ce reliquaire profane, simultanément attirant et repoussant, peut être lu comme la trace d’une civilisation perdue, le chaos dont sortira un monde nouveau, la volonté désespérée de résister à l’inexorable effacement de toute activité humaine ou un champ archéologique conservant les témoignages d’une activité passée, la nôtre ou celle de l’artiste… Toutes ces choses témoignent d’une violence latente. L’artiste écrit : « Violence du regard de l’homme et de la société sur le corps de la femme. Violence de l’être humain sur la nature. Violence d’une civilisation qui s’autodétruit. Je défends d’autre part le décloisonnement des pratiques. Car je suis plasticienne et céramiste, c’est à dire artiste et artisan, chercheuse et ouvrière. Mais ce qu’on m’a inculqué, je le détruis pour le reconstruire. Ces déplacements entre références domestiques, artistiques et industrielles me permettent de questionner la précarité et la pérennité de nos civilisations. Je déstructure et restructure des visions composites, des fragments, modelant ainsi de nouveaux paysages. De nouveaux univers, qui oscillent entre le souvenir de ce qui a été et l’espoir de ce qui sera. »

Les pièces fondatrices du travail d’Emmanuel Rivière sont des moulages en silicone réalisés dans l’intérieur d’objets ethnographiques ou de masques africains en bois, pièces louées, prêtées à l’artiste ou achetées au Marché aux Puces. Sculpter en négatif – sculpter le vide – sculpter en aveugle, déclare-t-il pour caractériser sa démarche. Le jeu initial du moulage-démoulage lui sert à démonter les stéréotypes de la sculpture conventionnelle, en cherchant à révéler son intériorité qu’il qualifie de monstrueuse. Chez lui, les objets, les choses, se manifestent d’abord par le vide qu’elles délimitent dans l’espace. Vide qu’il matérialise après avoir éliminé la présence de l’objet initial dont l’existence devient alors douteuse, incertaine ou problématique. Ces fantômes de choses réincarnés n’ont qu’un rapport lointain avec leurs modèles initiaux, mais n’existe-raient pas sans eux. Plus récemment, Emmanuel Rivière s’est intéressé à d’autres matériaux, à d’autres choses, toujours avec l’objectif d’en pervertir le sens et la fonction afin d’en révéler leur face cachée, leurs potentialités latentes, inexprimées… Voyages, parfois terrifiants, toujours fascinants, derrière le miroir des apparences superficielles des choses… Qui ont tant à nous enseigner…

Devant les œuvres de Benjamin Sabatier, le spectateur est inévitablement amené à se poser la question de comment et pourquoi ces assemblages peuvent fonctionner, voire comment et pourquoi ils peuvent tenir debout. Il se retrouve ainsi dans la situation de l’enfant, de l’écolier ou de l’étudiant amené à décrypter le fonctionnement d’un objet complexe… Le processus de compréhension est rendu plus difficile par le fait que la finalité de ces constructions n’est pas évidente au premier abord, en supposant qu’elles en aient une… En effet, le recours à des matériaux simples, parfois de récupération, rarement utilisés dans le monde des arts plastiques, ne fait que brouiller un peu plus les pistes et oblige le regardeur à se transporter dans un univers plus proche d’un chantier de construction que des lieux traditionnels de monstration de l’art. Certaines œuvres incitent même l’observateur à expérimenter et à créer lui-même des clones des pièces qui lui sont proposées. Ce sont donc les notions de processus constructif, d’outillage et de travail manuel qui sont mises en exergue. Il ne faut cependant pas s’arrêter à cet aspect purement ludique. Les œuvres de Benjamin Sabatier sont pleinement ancrées dans l’histoire de la création contemporaine et y font souvent référence, parfois de façon ironique ou sarcastique. On peut aussi y lire une prise de position à caractère libertaire contre une société matérialiste de consommation de masse, dépensant et gâchant ses ressources matérielles, réduisant à néant toute tentative de cultiver une utopie dans laquelle la hiérarchie des choses serait enfin bouleversée.

Pascale Védère d’Auria traque et met en évidence le potentiel de féminité et de transitoire contenu dans des choses apparemment anodines et neutres. Le mélange de végétaux en croissance, de graines ou d’œufs et d’objets de récupération évoque, par exemple, la fécondité féminine et la reproduction de l’être humain. Ailleurs, les fils et les tissages rouges font allusion au flux menstruel… Mais, au-delà d’un premier niveau de lecture de ces bricolages, selon les propres mots de l’artiste, on y lit une évidente quête d’une mémoire personnelle suscitée par l’observation attentive des choses. Pascale Védère d’Auria veut aussi « rejoindre une mémoire collective, mémoire féminine d’abord mais aussi une mémoire commune à l’espèce humaine dans la mesure où chacune de [s]es productions [l]’amène in fine à [s]’interroger sur l’impermanence des choses, concevoir la fragilité comme la composante essentielle de l’existence et représenter l’inéluctable dualité des contraires, la vie et la mort. » La violence et le désir ne sont pas absents de son propos tout comme une forme de désarroi devant le flottement et l’incertitude de ces objets en recherche d’une forme de rédemption improbable. Vertige, peur du néant, flottement incertain, vide ou trop-plein, résignation ou jubilation… Miroir de la condition humaine…

Informations pratiques

Leçons de choses
Danièle Gibrat – Manon Gignoux
Laurence Papouin – Jeanne Rimbert
Emmanuel Rivière – Benjamin Sabatier
Pascale Védère d’Auria

Du 11 septembre au 30 octobre 2021, du mardi au samedi de 14h à 19h.

Espace d’art Chaillioux – Centre d’arts, 7, rue Louise Bourgeois, 94260 Fresnes. Espaces A & B.